COMPRENDRE LE BERRY, TERRE D’EUROPE
Dans les années 1960, années de bouleversements civilisationnels, de mutation technologique et de rupture anthropologique, on voyait proliférer les ouvrages dont le titre commençait par “Comprendre…” A la NRF, Frithjof Schuon publiait Comprendre l’Islam et Jules Gritti, un curé moyennement inspiré, nous infligeait la série de ses Comprendre X et Comprendre Y consacrés aux figures de proue et autres têtes de gondole de la French Theory. On trouvait de même dans les rayons des librairies une revue hautement intellectuelle qui s’intitulait Comprendre! Vaste ambition, et on est toujours un peu inquiet de ces gens qui — par générosité, naturellement — sont si avides de nous faire comprendre le monde. Pourtant, je conçois des cas, dont la praxis nous dévoile la nécessité.
Ainsi, l’échec, dans un premier temps, de la promotion de mon Histoire du Berry était bizarre. Tel tartuffe qui se gargarise à longueur d’année, depuis 1960 justement, avec “l’Europe des régions”, et qui se donne volontiers en spectacle en train de radoter le gimmick (*) parfaitement creux de la “France périphérique”, trouvait paradoxalement que ce n’était pas un sujet assez germanopratin pour lui : aborder quelque chose d’aussi bassement rustique que le Berry risquait d’entacher durablement sa réputation vis-à-vis de la mafia de gauche caviar dont, visiblement, il brigue les faveurs. Omnia vanitas. Un autre, décidément, préfère consacrer ses comptes-rendus à des bouquins débiles sur des “Cathares” qui n’ont jamais existé. C’est plus tendance. Celui-ci ne manque pas, toutefois, de se saisir de notre entrée en contact pour essayer de me fourguer sa camelote sous-littéraire en me donnant, par-dessus le marché, des leçons sur des écrivains que j’ai fréquentés et qu’il n’a jamais rencontrés de sa vie :
Quand, voyant l’Âne même à son antre accourir : Ah ! c’est trop, lui dit-il, je voulais bien mourir ; Mais c’est mourir deux fois que souffrir tes atteintes.
En fait, tous ces aimables critiques, bouffis de certitudes, ont préjugé du contenu du livre sur son seul titre. Le plus surprenant et désolant, peut-être, c’est d’avoir constaté, à la lecture un peu effarée du communiqué de presse, que même le service de presse de l’éditeur n’avait rien compris à l’originalité de l’Histoire du Berry ni à sa valeur ajoutée. Seul l’éditeur en personne, Thibault Chattard, d’ailleurs très sympathique, semble savoir ce qu’il a publié et croire au livre — malheureusement, il est visiblement accaparé par le reste de ses activités commerciales. Quant aux journalistes, un seul, spontanément, l’énigmatique Frédéric Merle, que je n’ai jamais réussi à rencontrer de ma vie et qui obstinément s’abstient de répondre à mes courriers, a publié un compte-rendu lumineux de perspicacité. Pourquoi ce Frédéric Merle, qui rédige avec une intelligence pénétrante de petits articles merveilleux, reste-t-il coincé entre l’horoscope et la recette de la soupe au choux dans une gazette obscure de La Châtre tandis que H & C confie à de parfaits illettrés sa rubrique Publications? — “Tout va mal”, comme me confiait Michel Butor peu avant sa mort.
Mon Histoire du Berry est, par son angle d’attaque, radicalement différente de toutes celles qui sont parues jusqu’à maintenant (la dernière, il y a plus de 50 ans!) En effet, elle ne tient aucun compte des particularismes locaux ou du folklorisme touristique. Au contraire, je me suis appliqué à montrer que le statut du Berry n’est pas du tout analogue à celui, par exemple, de la Normandie, ou même de la Bourgogne, ou encore de la Provence. En effet, le Berry n’a jamais été une “province”, encore moins un pays à part avec une identité autarcique, comme la Bretagne, la Corse, l’Alsace, ou le Pays basque. De ce point de vue, l’argument le plus idiot que j’aie lu de ma vie, employé par un sénateur notoirement véreux, était celui du “désenclavement du Berry” par le TGV. Le Berry n’est pas une enclave! Ni une île. Ni une péninsule. Ni une zone-frontière. Au contraire: c’est un des creusets capitaux de l’histoire européenne.
J’ai donc essayé de remettre le Berry en perspective pour ce qu’il est : d’abord, le cœur de la France même. C’est pourquoi le destin de la France s’y joue de l’Antiquité — quand la France est encore la Gaule — jusqu’à la deuxième guerre mondiale. Et, donc, à cause de cette différence ontologique de statut qui est étroitement liée à son caractère de carrefour des voies terrestres et maritimes — tous les bassins-versants de la Loire! — traversant toute l’Europe, le Berry a connu un destin beaucoup plus européen que régional : des relations d’Ambigat, le Biturige “haut-roi” des Gaules, avec la Rome des rois jusqu’aux Ecossais de l’Auld Alliance et aux forteresses des émigrés calvinistes, le Berry a été le creuset de calcination et d’épuration où la France a soudé son alliage européen. Alliage dont le “gothique international” élaboré par Jean de Berry est l’expression artistique la plus flamboyante.
Refuge de toutes les résistances - celle de Vercingétorix, celle de Jean de Berry, celle de Charles VII, celle des Calvinistes, celle du Grand Condé - le Berry est aussi la tête du dispositif géopolitique qui assure l’unité de la France. Cette position lui assigne une fonction stratégique privilégiée, incessant objet de convoitise. C’est pourquoi le Berry a toujours constitué à la fois la grande ressource et le point vulnérable de la Gaule, puis de la France, ce que nous montrent l’effondrement de l’administration gallo-romaine devant le déferlement des Wisigoths, l’occupation anglaise pendant la guerre de Cent Ans, la guerre entre Armagnacs et Bourguignons, ou l’habile tracé de la ligne de démarcation séparant la zone libre de la zone occupée.
On peut même soutenir sans sophismes que c’est en Berry, avec la prise d’Avaricum, que l’affrontement entre Vercingétorix et César bascule définitivement à l’avantage des Romains. Que c’est en Berry que l’Empire romain s’effondre à l’Occident, avec l’irruption des Wisigoths qui écrasent le dernier dux Romanorum de la Gaule et ses alliés bretons. Que c’est en Berry que Charles VII sauve la couronne de France, un long moment considérée comme perdue, face aux Anglo-Bourguignons coalisés. Que c’est en Berry que les rois d’Angleterre perdent la guerre de Cent Ans. Ou encore que la Libération va changer de face avec la capture, à l’été 1944, des 19 605 Allemands de la colonne Elster (dont 470 officiers et 2 généraux) par le Maquis du Berry. Que des luttes gigantesques atteignent en Berry leur seuil historique n’est pas l’effet du hasard.
Il reste donc à comprendre le Berry, en commençant par un salutaire abattage de ses vaches sacrées comme Jacques Cœur et la baronne Dudevant dont l’invraisemblable longévité et la réputation absolument usurpée sont liées à la fois au manque d’imagination de la bourgeoisie de province et à des intérêts bassement mercantiles.
Le temps est venu de déblayer l’horizon pour reconsidérer le Berry dans les dimensions essentiellement internationales qui lui ont donné une identité unique au monde. Celles d’Ambigat, roi suprême des Gaules, qui commerçait avec les Phéniciens et dont les Bituriges étaient les amis des Grecs. Celles des trésors du gothique international, comme les Très Riches Heures du duc de Berry conservées au musée Condé de Chantilly. Celles d’une terre étroitement liée à la dynastie royale des Stuart. Celles de la renaissance du Droit international sous l’impulsion d’Alciat et Cujas qui ont fait de l’université de Bourges un phare de la pensée humaniste. Celles enfin du Grand Meaulnes qui, pour le monde entier, a cristallisé de manière exemplaire et symbolique le drame de l’âme perdue de l’enfance. Avec Alain-Fournier, le Berry est devenu un territoire de l’imaginaire mondial: “L’universel, c’est le local moins les murs !” disait Torga (**). Comme la France, dont il est le cœur, le Berry n’est rien sans la grandeur.
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(*) Gimmick: marqueur culturel burlesque et parfaitement vide de sens qui a pour fonction de conférer à celui qui parle une “distinction” par rapport aux autres — distinction dont, imbu d’esprit de sérieux, il est le seul à ne pas voir le ridicule.
(**) Miguel Torga : “ O universal é o local sem paredes!” (Torga, Conférence, Brésil, 1954). On notera que le tartuffe susmentionné, qui me refuse un compte-rendu au motif que non, décidément, parler du Berry, ce serait mal vu dans le biotope faisandé de la rive gauche caviar, ce même type a le culot de citer ces paroles de Torga dans un entretien avec un jeune con dont les facultés intellectuelles semblent enrayées au stade fécal. Mais comme il s’agit certainement d’un entretien de complaisance, de toute manière…